[size=150][b]Epreuves[/b][/size]
Je tiens les rênes d’un cheval lancé au triple galop. Je vois mes poings gantés de fer, mes avant-bras protégés par mon armure et mes jambes recouvertes de métal. La visière de mon heaume est relevée, ce qui me permet d’apercevoir un pont en pierre lorsque je relève la tête. Derrière moi, j’entends de puissants battements d’ailes brasser l’air brûlant de cet après-midi d’été. Ma vision se brouille de sueur.
Tout aussi décidée que moi d’échapper au danger qui nous menace, ma monture semble ne plus fouler le sol de la prairie. A quelques mètres du pont, une ombre gigantesque nous survole. Affolé, mon cheval se cabre soudainement. Plus par chance que par expérience, je réussis à rester en selle. Tandis que la silhouette d’un dragon amorce un demi-tour au loin, j’invite mon cheval à descendre dans le lit presque asséché de la rivière, afin de nous dissimuler sous l’édifice de pierre. Sitôt à l’abri, je flatte l’encolure de mon compagnon d’infortune et lui glisse quelques encouragements à rester immobile au creux de son oreille tremblante. Je quitte ma selle, me débarrasse de mes gantelets et de mon heaume, sous lequel j’étouffe, et m’agenouille pour me désaltérer dans le peu d’eau qui coule devant moi. Je plonge avec délice mes mains dans l’onde glacée, porte mes mains en coupe à mon visage et bois d’un trait le merveilleux breuvage. Je décroche la longue épée suspendue au flanc de mon cheval qui, lui aussi, étanche sa soif. Je défais les sangles qui maintiennent mon équipement sur son dos, et pose le tout au sol. Pris de langueur, je m’allonge sous l’ombre protectrice du pont, l’épée à la main. Je ferme les yeux. Un hennissement de terreur et le départ précipité de mon cheval, m’extirpe de ma torpeur. A peine ai-je le temps de me redresser qu’une gigantesque mâchoire reptilienne happe mon palefroi, mettant fin à sa fuite éperdue. Posé à une dizaine de mètres, le dragon aux écailles vert-sombres me regarde en finissant d’engloutir sa proie. Je me lève, sur la défensive, décidé à protéger vaillamment ma vie. Je n’ai pas le temps de bouger plus. Il entrouvre sa gueule et laisse échapper un nuage méphitique qui m’enveloppe totalement.
J’ai dû respirer de cette brume viciée car, dès que j’ouvre les yeux, je suis assis sur un siège de bois sous un dais aux tentures pourpres. Du regard, je jauge la situation. Je suis dans une salle immense en demi-cercle, aux murs de pierres grises et au sol de marbre noir et or. Flottant sous la voûte rocheuse, une immense boule lumineuse dispense une lumière quasi-diurne.
Apparemment, nous sommes dans une grotte aménagée en salle de conseil. Ou bien est-ce une salle de cérémonie ? Je n’en sais rien. Je dis nous, car comme moi, une vingtaine d’hommes et de femmes attendent sous leurs dais chamarrés. Face à nous, un trône gigantesque occupe la partie plane de l’hémicycle. L’assemblée est silencieuse et je reste coi, impressionné par ce mutisme général. J’essaie de poser une question à ma voisine de droite, mais ma bouche n’émet aucun son. D’un mouvement de la main, je tente d’attirer son attention, mais elle reste le regard rivé sur le siège en or massif qui fait face à tout ce public taciturne. Alors que je me tourne vers ma gauche, une ouverture se découpe dans le marbre de la pièce.
Une douce mélopée résonne sous le ciel de granit. Du sol, émergent deux jeunes femmes peu vêtues portant chacune un cierge allumé. Alors qu’elles se dirigent vers le trône, un homme en armure d’or apparaît. Sans un regard pour l’assemblée, il va s’asseoir. Terminant la procession, une troisième demoiselle aussi peu habillée que ses consœurs s’approche de son souverain, un imposant grimoire à la couverture de cuir entre les mains. Le dallage de marbre se remet en place, déjouant ainsi tout projet d’évasion. Les deux porteuses de cierges ont fiché les bâtons de cire grésillante dans les accoudoirs du siège royal. Puis, elles prennent place au pied de leur maître, dans une pose lascive. Impassibles, elles scrutent chacun d’entre nous. Quand vient mon tour, je sens un désagréable picotement parcourir mon échine. Non pas que j’aie peur, je suis plutôt mal à l’aise sous le brasier de leur regard scrutateur. Elles paraissent nous jauger, nous juger et, déjà, nous condamner.
Débarrassée de son livre solennel, la troisième muse rejoint ses compagnes sur l’escalier menant au trône. Elle aussi parcourt l’assemblée du regard. Ses yeux, plus doux, sont empreints de tendresse. Mentalement, je la surnomme “Espoir” quand ses vertes prunelles se posent sur moi. Elle me sourit. Optimiste, je lui rends son sourire. D’un raclement de gorge, le monarque me ramène à la réalité de ma situation de prisonnier.
Est-ce leur père ? A peine me suis-je posé la question que, malgré moi, je regarde Espoir. Elle acquiesce subrepticement. Le maître des lieux, imposant dans sa cuirasse dorée, prend la parole :
-” Mes amis, je vous ai réuni ici, certes à votre insu et qui plus est pendant votre sommeil, pour vous défier. Je me présente : Somnius, Maître des songes. Je m’ennuie parfois des années durant à regarder les aventures de tout un chacun du haut de mon donjon. Mais aujourd’hui, avec l’accord de mes trois filles que voici, j’ai décidé de vous faire subir trois épreuves. Etes-vous prêt à jouer ?”
Surpris de notre silence, le roi interroge ses filles, un bref conciliabule ramène le sourire sur son visage. Espoir me lance des regards discrets. Somnius reprend son discours :
-” Bien sûr, pour éviter toute tricherie, je vous ai fait enfermer dans des bulles de silence. Mon fidèle ami Athannax, sera chargé de surveiller les épreuves et de châtier les perdants.”
A ces mots, une ombre de peur passe fugitivement dans le regard d’Espoir, que je ne quitte pas des yeux. Que peut-elle appréhender ? Elle détourne son visage. Puis se lève, à l’unisson du reste de sa famille. Alors, de sa cachette située dans la voûte de la grotte, s’élance le même dragon qui m’a intoxiqué sous le pont. Tournoyant autour du globe lumineux, il finit par se poser au milieu de l’assemblée terrifiée. Dans un éclair aveuglant, il se transforme en un vieil homme vêtu d’une robe du même vert-sombre que l’était le dragon. Ses cheveux, longs et gris, encadrent un visage sévère. D’un pas leste, Athannax se dirige vers Somnius. Ce dernier, par déférence, s’incline. Athannax lui rend son salut et, sans un regard pour les princesses, il se retourne vers nous :
-” Vous avez été amené ici par votre curiosité ou par mes soins. Je vous ai fait placer sous le dais portant l’initiale de votre prénom. Ainsi, lorsque sera tirée une lettre, c’est vous qui serez chargé de répondre. Est-ce compris ?”
Pas plus que pour Somnius, nous ne pûmes fournir de réponse, si ce n’est qu’en hochant la tête. Gravissant les marches, Athannax se place à la droite du roi. Levant ses mains à hauteur de son visage, il se met à psalmodier dans une langue qui m’est inconnue. A la fin de son chant, trois tables nappées de blanc, de rouge et de noir apparaissent au milieu de la caverne. Sur la première, un globe translucide contient les vingt-six lettres de l’alphabet, gravées sur des plaques de cristal de la taille d’une carte à jouer. Sur la deuxième table, la rouge, sont disposées vingt-trois statuettes symbolisant un dragon vert et trois statuettes représentant les filles de Somnius. Enfin, sur la dernière table, vingt-six statuettes en ivoire du Maître des songes se détachent de la noirceur de la nappe.
-” Que l’épreuve commence ! ” Lance Athannax, solennel.
Il enjoint Somnius, d’un simple regard, à diriger les jeunes femmes vers les tables. Espoir se place devant la table blanche, laissant à ses sœurs le soin de choisir leurs postes.
J’ai peur. La première épreuve était difficile mais pas insurmontable. En fonction de notre initiale Somnius ouvrait son grimoire, qui s’est avéré être un dictionnaire, et nous donnait une définition. Il fallait trouver le mot correspondant. Sept d’entre nous n’ont pas trouvé. Athannax les a emmené derrière le trône, les faisant passer par une porte dissimulée à ma vue. Seul le Draco-humain est revenu, souriant. Une seule des statuettes représentant les princesses, qui servent de “joker” a été utilisée. La deuxième épreuve, plus difficile, consistait à reconstituer un mot à partir d’une anagramme. J’ai failli échouer avec : phytoplancton. Douze infortunés concurrents ont à leur tour disparus. Nous ne sommes plus que sept.
Athannax vient de faire apparaître un échafaud laissant présager une fin fatale aux malheureux qui ne passeront pas cette troisième épreuve. Plus aucun “joker” n’est disponible. Espoir me regarde, confiante. Sans elle je n’aurai pas survécu, je me serais laissé perdre, fataliste. Mais ses sourires furtifs me réconfortent. Si je m’en sors… pas d’espoir inutile… La lettre “S” vient d’être pendue devant nous. C’était une gamine d’environ dix ans. “A” s’avance, il échoue. A peine la gamine décrochée que ce sémillant quarantenaire se retrouve lui aussi à se balancer au bout d’une corde… C’est mon tour… Réfléchissons… Neuf lettres… Je place les voyelles… Une erreur… Je mets mon initiale confiant, gagné… PE–AI-O-… Je regarde Espoir, elle regarde le gibet et me fait un clin d’œil… Je réfléchis à toute vitesse et énumère N,D et S : PENDAISON. Athannax grimace. Somnius me félicite, je discerne une pointe de franchise dans sa voix. Espoir jubile, mais se reprend et tire l’initiale du concurrent suivant, le “T”. S’avance une jolie femme blonde de trente ans, elle aussi réussit et, comme moi, regagne son siège en tremblant. Plus malheureux que nous, les trois derniers échouent et Athannax fait disparaître les corps sans vie des derniers participants. Somnius descend de son trône et s’approche de nous. Les tables disparaissent. Espoir reste en retrait de ses sœurs mais me regarde toujours. Je lui adresse un sourire triomphant. Somnius demande “T” en mariage, elle accepte. Je demande à partir. Derrière mon siège une porte s’ouvre. Une lumière blanche m’aveugle.
Je descends péniblement de mon lit d’hôpital. J’ai une envie pressante. Je remonte le couloir péniblement, les jambes en coton. Mouvement de panique, cavalcade de médecins, d’infirmières. Par l'entrebâillement d’une porte, je vois le corps inerte de Tatiana sur une table autour de laquelle s’affaire le personnel hospitalier.
Qui est Athannax ? Le diable moissonnant l’âme de rêveurs imprudents ? Et Somnius ? Est-il la mort se jouant de ses invités ? Quant aux trois princesses, sont-elles les Parques régissant nos vies ? Je ne veux apporter aucune réponse. Tout ce que je sais, c’est que je viens de me réveiller… au bout de dix longues nuits agitées.